Au Rwanda, on les appelle “abakozi bo mu rugo” dans notre langue natale, ce qui veut dire “les domestiques”
Ils n’ont jamais pu s’affranchir jusqu’aujourd’hui et leur statut reste très vulnérable, s’il en existe un. Leurs patrons ont tous les droits, même celui de se plaindre d’eux alors qu’ils leurs payent des miettes comparé à leurs salaires mirobolants. De plus, peu contribuent à leur développement futur.
En gros, un domestique peut avoir travaillé pendant 15-20 ans dans un foyer, vu les enfants y grandir et s’attacher, mais se faire renvoyer du jour au lendemain. Il se retrouve alors dehors dans un statut quo de misère et doit tout recommencer ailleurs.
Au fond, la plupart de ces domestiques ne sont-ils pas esclaves? On serait tenté de dire que j’exagère, qu’il y a des Boys, des Yaya, Yayesses -donnez-leur le nom que vous voulez- qui ne sont pas esclaves car ils sont bien traités. Mais quelque chose ne va pas. Et ce quelque chose touche aux libertés fondamentales de ces personnes. D’ailleurs, ce n’est pas parce qu’un esclave est bien traité qu’il n’en est pas un pour autant. De plus, il convient de souligner que l’histoire de l’esclavage ne se limite pas qu’aux esclaves battus, attachés avec des chaînes et mal nourris. Il convient d’employer le nom lorsqu’une forte aliénation mentale et physique existe. Même si les domestiques ont droit à des téléphones, aux visites de leur famille etc, ils sont comme pieds et mains liés car la loi rwandaise ne cadre pas suffisamment et spécifiquement leur statut professionnel spécial et leurs droits. Existe-t-il un syndicat ou un organisme spécial qui défend leur droits? J’ai posé la question sur twitter et elle est restée sans réponse.
Souvent je tente de comprendre pourquoi malgré l’élan panafricaniste qui entoure ma génération, les pires esclaves se trouvent toujours à nos côtés, dans nos domiciles, dans nos pays d’origine. Alors que nous tentons encore aujourd’hui de nous affranchir de l’esclavagisme colonial historique, mental, culturel et j’en passe encore, nous maintenons une partie nos propres compatriotes, de nos propres frères et soeurs dans dans un statut similaire ou sans statut aucun pour mieux dire les choses. Je me mets dedans parce que j’ai aussi bénéficié du système et je continue d’en bénéficier quand je me rends au Rwanda. Mais le recul pris depuis de nombreuses années me permet aujourd’hui d’écrire sur ces oubliés.
Beaucoup tenteront de me dire que tant de gens vivent dans la misère qu’ils rêveraient d’être des domestiques, surtout dans des familles riches. Ils argumenteraient qu’en réalité, j’écris sur des personnes qui ne sont pas si mal loties que cela. Pire encore, que si leur statut venait à être régulé, cela coûterait cher et ce serait au désavantage de ceux que je défends. Cela me rappelle les colons qui disaient qu’ils rendaient service aux colonisés. Maintenir une personne dans la misère, l’ignorance alors qu’elle contribue largement à l’essor des ménages c’est avoir un esclave. Corrige-t-on la misère par la misère ? Toutefois, j’en conviens que s’affranchir a aussi un prix pour l’affranchi et j’ose espérer alors que la transition se ferait progressivement.
Un ami me disait en rigolant, qu’au Rwanda il y a tellement de disparités sociales qu’il existe des domestiques qui à leur tour ont des domestiques. Ceux qui travaillent chez les expatriés, chez des personnes très aisées, sont assez bien payés pour avoir des domestiques à leur échelle..etc. Un autre ami serait tenté de m’expliquer que les esclaves ne peuvent pas avoir d’esclave. Mais l’histoire basique de l’esclavagisme nous apprend qu’il y avait des classes sociales chez les esclaves. L’exploitation de l’homme par l’homme est si bien documentée par l’histoire qu’il est très difficile d’être original. On n’invente donc rien, on peut donc convenir que l’on ne peut qu’innover.
Je me demande également s’il n’y a jamais eu un domestique qui a osé demander à son patron d’implémenter des lois en leur faveur? Non, car la plupart n’ont pas un tel niveau d’éducation. Et puis la haute société rwandaise n’a pas ou a peu d’intérêt à les voir s’affranchir. Les esclaves, il faut l’avouer, c’est confortable quand on est patrons.
Vraiment entre quatre yeux, ne sont-ils pas des esclaves ? On pourrait dire qu’ils ne sont pas si gentils que cela eux non plus, qu’ils commettent parfois des crimes, qu’ils sont difficiles, arrogants, mesquins, insolents et que les gérer n’est pas une chose aisée. Il est clair que ces comportements, qui parfois ont conduit à des meurtres n’ont aucune excuse. Mais peut-être qu’un statut professionnel spécial, qui leur garantit un traitement de respect, et un certain nombre d’heures de formation minimale par an pourrait limiter ces abus de leur part à l’avenir? De plus, il convient de rappeler que le droit à la liberté est intrinsèque à la condition humaine et non à la condition de bienveillance.
Ceci étant dit, on pourrait aussi tenter comprendre d’où vient l’insolence parfois déconcertante de ces domestiques. Les crimes que certains d’entre eux commettent, on ne les cautionne pas, là on est bien d’accord. Mais d’où vient leur arrogance, combiné à de l’irrespect? Souvent, pour ne pas dire en permanence, ils ont le devoir d’obéîr aux injonctions données au pied et à la lettre. Et pas toujours gentiment en plus. (Dis-moi comment tu parles à ton domestique et je te dirai qui tu es...) Laver les chaussures du patron qui revient du travail, cuisiner le riz du mercredi pour madame, dormir tard le vendredi car il y a des invités…ça n’arrête pas. Une vie de misère oui, tout en voyant comment ceux qui sont privilégiés vivent une vie de rêve. Cela doit être déprimant et révoltant. A un moment donné, il est essentiel d’ouvrir les yeux et de comprendre qu’exprimer la dernière liberté qui leur reste est une question de salut.
Dans une situation aussi complexe, j’ai envie de dire que la balle est dans le camp des patrons. Pourquoi ? Parce que ce sont eux qui ont les moyens sociaux, intellectuels, matériels de changer les choses. Depuis le temps qu’ils se plaignent, que les domestiques sont devenus difficiles, qu’il devient de plus en plus compliqué d’avoir de bons domestiques, ne serait-il pas temps de penser à investir dans leurs formations ? Où sont les agences de placement qui les forment et les placent dans des familles (aisées) moyennant commission?
Nous sommes en 2023. Et pour les domestiques du Rwanda, les années se succèdent et se ressemblent. Ne pas avoir de statut professionnel spécial qui définit de manière claire les modalités de leur travail (heures maximum de travail par jour, jours de repos/congé, salaires minimum, barêmes de salaires en fonction des revenus de leurs patrons, autres avantages), ne pas avoir de sécurité sociale rattachée à leur travail, aucun syndicat de défense et la plupart, aucun contrat formel perpétue leur marginalisation. Et je continue : ne pas bénéficier d’heures de formations qui pourraient plus tard leur sortir définitivement de la misère, sans avoir à dépendre de quelqu’un toute leur vie perpétue leurs conditions de misère. Huston, huston, nous avons quand même un problème.
Oui, oui, les amis juristes. Certains d’entre vous direz gentiment que des lois au Rwanda qui protègent tout le monde contre les abus, le travail forcé, et d’autres sortes de mauvais traitements existent. Effectivement. Mais je pense que ce n’est pas assez pour les domestiques. Les conditions de travail particulières dans les foyers leur confèrent incontestablement une éligibilité à un statut professionnel spécial qu’il conviendrait de traiter séparément. Ceci est nécessaire car la situation actuelle conduit à toute sorte d’abus qui se passent entre quatre murs chez leurs patrons. Ils peuvent être renvoyés sèchement, sans préavis ni indemnités. Ils peuvent subir certaines punitions lorsqu’ils commettent une faute de travail: annulation de leurs congés ou réductions de leurs salaires. D’autres abus plus graves sont aussi déjà arrivés, comme les battre, les enfermer et les priver de repos ou de sommeil. Eux aussi peuvent partir comme ils veulent, et disparaître dans la nature, sans donner de préavis. Les patrons seraient aussi protégés en quelque sorte.
Ici je tiens à préciser que tous les patrons n’abusent pas et ne cherchent pas à abuser leurs domestiques. Beaucoup sont reconnaissants de tout ce que ces personnes font dans leurs maisons. Beaucoup seraient même contents et rassurés de voir enfin ces personnes avoir un statut et pouvoir contribuer de manière formelle et collaborative à leur avenir. Sûrement que beaucoup seraient contents d’engager enfin des gens formés s’il y avaient des agences de placement qui s’en occupaient. D’autres encore ont déjà fait beaucoup d’actions individuelles et affranchi leurs domestiques en leur cherchant un travail avec des conditions plus dignes en dehors de leurs maisons après de nombreuses années de travail. Toutefois, il conviendrait d’aller plus loin et de formaliser certaines choses car on ne peut pas compter sur la bienveillance de tout le monde.
Tiens, j’allais oublier l’essentiel. L’essentiel qui vaut à ces personnes une reconnaissance particulière. Elle ne serait pas que financière ou économique à mon sens. Elle serait également, si pas essentiellement sociale. Cet essentiel est leur impact réel sur l’économie et le bon fonctionnement des activités économiques, sociales, politiques, éducationnelles, et j’en passe encore, du pays. Combien de millions de personnes sont secondées par les domestiques lorsqu’elles vont au travail, à l’école, dans les affaires? Qui rentrent, trouvent leur repas prêt, la maison rangé, les enfants lavés? Si on supprimait le travail des domestiques, tous les secteurs du pays en seraient perturbés. Mais tous. Imaginez le nombre de personnes qui feraient moins d’heures de travail pour pouvoir faire le travail indispensable que font les domestiques à la maison. Leur statut et reconnaissance devraient, à mon humble sens, être donc à la hauteur de leur impact réel sur le fonctionnement du pays.
Si on commençait aujourd’hui, tout doucement, d’ici cinq ans, les domestiques auraient un statut professionnel reconnu et des lois spéciales qui les protègent. Ce serait alors, des générations d’individus qui vivraient avec plus de dignité et cela ne serait que bénéfique pour le bien-être et l’économie du pays dans son ensemble. Qu’est-ce qui l’empêcherait après tout? Il y a trente ans, les femmes rwandaises n’héritaient pas de leurs parents et n’avaient pas de droit à la propriété au Rwanda. Aujourd’hui, avec le nouveau Rwanda, si. Et cela a été possible rien que par l’implémentation des lois sur l’héritage qui sont plus justes. Les hommes n’étaient pas d’accord, mais de nombreux procès leur ont donné tort et de toute façon, la loi ne leur a pas demandé leur avis. Elle a fait ce qui était plus juste, point barre.
Un jour, le Rwanda, ma terre natale, précurseur de nombreux avancements socio-économiques sur le continent africain, prendra des mesures plus prononcées pour reconnaître et implémenter un statut professionnel spécial aux domestiques, j’en rêve et j’en suis convaincue.
Zaha Boo
Je salue au passage les travailleurs domestiques de Ngororero, une région du nord du pays. Une amie m’a dit que ce sont les meilleurs, que tout le monde se les arrache. Ils sont honnêtes et travailleurs et ont un chouette réseau. En voilà une belle initiative…
Je tiens à préciser qu’une version plus virulente envers les patrons a failli sortir. Jusqu’à ce qu’une autre amie me demande ” Sinon, toi, quelle est ton expérience avec les domestiques ?” Et depuis cette question, j’ai essayé de tempérer les choses…