Confidences d’un 11 Avril…

C’est difficile de se confier. D’ouvrir son cœur et de dire, là je laisse aller. Là, j’écris quelque chose de différent. Là, je parle de moi. De comment je vais, ce que je ressens. Pas pour m’étaler. Pas pour détourner l’attention sur moi. Mais pour peut-être, dire à la personne, qui se sent seule, perdue dans les mêmes sentiments que les miens aujourd’hui, eh, je ne sais pas si c’est normal, mais on est ensemble là-dedans.

2000 personnes assassinés, le 11 Avril 1994. Pour lesquelles je m’incline d’abord. Une cinquantaine de survivants. Dont moi. Et aujourd’hui 28 ans après, je suis là. Je suis réellement là, ancré dans la vie. Et pas question de me laisser aller. 

Je ne n’embarque pas dans ce récit avec des mots très tranchés comme “ le pardon” ou “la guérison”. Parce que ce n’est pas bien de mentir dans la vie, tout simplement. Ma maman a beaucoup insisté là-dessus quand j’étais petite. 

Par contre je peux signer un contrant à durée indéterminée avec la ….continuité de la vie, la gratitude, la solidité, la douceur, la bienveillance. La joie de vivre. Et puis pleurer, ce n’est pas interdit. C’est pour cela que je n’ai pas employé le mot résilience. Trop de pression avec celui-là. Il est le bienvenu, mais avec une notice spéciale pour lui. Je me réserve des jours infinis où je peux le balancer, et paraître, être vulnérable.

Ceci étant dit, voici ma confidence : j’ai la conviction qu’aujourd’hui, j’ai fini par renverser ma destinée oui. Et je suis bel et bien vivante. 

Le 11 Avril 1994, j’ai été cassée, sans savoir que je pouvais l’être autant. Et je n’avais aucun outil pour me réparer. Je ne savais pas ce que c’était d’avancer malgré tout, de poursuivre sa route. Ni ce que c’était de faire un travail intérieur. J’avais peur de mourir physiquement alors qu’intérieurement j’étais déjà éteinte. J’ai du apprendre à revivre sans en être diplômée, j’ai appris sur le tas, fait des essais, échoué puis recommencé. Pour mes échecs, je ne suis pas désolée. Sauf là où j’ai blessé les gens, y compris moi-même.

Le retour à la vie s’est fait tout doucement. Il y a eu des périodes où il était vécu comme une vengeance, une réponse, une obligation, un devoir, une dette, un faux semblant, un mal pour un bien, un bien pour un mal. Et aujourd’hui, ma belle crise de quarantaine est là. Un âge que j’aime peut-être plus que les autres de ces 28 dernières années. Vivre bien, c’est comme une révélation. Pour moi-même. Sans excès, ni excuses. 

Mon père est a été assassiné jeune, à 43 ans. Il y a cette injustice derrière, des casques bleus belges qui nous protègent à notre domicile, qui nous déplacent de notre domicile. Et qui nous abandonnent de la manière la plus sordide au milieu des loups. Avec plus de deux mille réfugiés tutsis. J’ai tourné cette histoire des centaines de milliers de fois dans ma tête, tant à en devenir folle. Je me détruisais. Il ne fallait pas que j’oublie, d’ailleurs c’était impossible, mais il fallait aussi que je me construise. Tout le paradoxe résidait là-dedans.

Puis pour ma reconstruction, je me suis redirigée vers mon histoire. J’ai puisé avec force pour trouver ce qui me bâtissait. Oui parce que je voulais être une bâtisse. Je ne voulais plus être une hutte, nyakatsi, avec de vieux trous partout, et qui dès qu’il pleuvait, je n’étais pas à l’abri. J’avais froid. Je me suis alors tournée sur ce qu’il y avait de beau dans l’histoire de ma vie.

Voyez-vous, chaque année qu’a vécu mon père,  il l’a vécue pleinement. Il s’est consacré corps et âme à une cause noble et valorisante. Il a tellement aimé son pays le Rwanda. Il a été un homme bienveillant pour sa famille et pour et les autres. Un père qui a donné de l’affection. Quelle grande richesse et chance de l’avoir connu durant treize ans de ma vie. Voici l’histoire que je tourne aujourd’hui des milliers de fois dans ma tête. 

En plus d’être mon père, il était mon ami. 

Et ce lien, personne n’est parvenu à me l’enlever même en l’assassinant. De ma tristesse, je n’ai pas honte. De ma  culpabilité, de quoi, je ne sais pas, celle d’avoir survécu sans doute, je n’en ai pas honte. Au contraire, je l’appelle mon brain d’humanité, ma capacité de ne pas m’enfermer dans ma douleur et au passage de voir celle des autres.

Au fil des années, il a fallu que je puise dans le courage de vivre de mon père, pour avoir le courage d’avancer, par moi-même, de faire mes erreurs, d’explorer propres choix de vie. 

Mon père n’a pas choisi d’être assassiné. Il a choisi de vivre pleinement. Et cela a dérangé. Mais il l’a rechoisi. Je réalise aujourd’hui avec émotion et fierté que le sacrifice de sa vie, m’a donné une vie digne et pleine de valeur. Je réalise encore que sa force d’esprit et sa bienveillance sont les plus beaux cadeaux qu’un père puisse offrir à son enfant.  Ceux qui lui ont ôté la vie, ne parviendront finalement jamais à lui ôter la dignité et ni l’amour qu’il a répandu dans mon cœur. Ils se sont juste ôté la leur.

Je ne sais pas ce que veut dire faire un deuil, mais si c’est s’habituer à l’absence des gens qu’on a aimé, ce n’est pas de moi qu’on va l’apprendre aujourd’hui. Aujourd’hui, la présence de mon père me manque comme si c’était hier. En réalité, je ne me suis jamais habitué à son absence. Peut-être parce qu’il est toujours là, autrement et paisiblement. J’aurais voulu lui poser tant de questions sur sa vie, ses choix. J’arrive à un âge où les discussions sur des choix de vie sont essentielles. Et les réponses de mon père m’auraient été utiles. Mais comme d’habitude il va falloir que je compose avec ce que j’ai, que je me réinvente. Le perdre était comme perdre l’infini. Et je ne suis pas désolée si parfois je rencontre des difficultés pour me réinventer sans lui. Sauf, toujours nuance, quand je blesse les autres, y compris moi-même.

Ses petits enfants, mes enfants grandiront et feront des exposés dans leur classe. Ils seront libres de choisir leurs propres mots mais je les vois déjà en train de commencer par “ mon grand père était un homme exceptionnel”. Ils en posent des questions. Et je leur réponds honnêtement, tout en protégeant leur innocence. Dans mon retour à la vie, je leur donne la vie. Je choisis chaque jour de les aimer, de leur donner de l’affection. Sciemment. Consciemment. Encore et toujours.

À ceux qui ont ôté la vie de mon père le 11 Avril 1994, je voudrais dire que je suis retourné à cet endroit le 11 Avril 2019, 25 ans après, et qu’ils étaient absents au rendez-vous. J’avais peur et je tremblais. J’ai marché le cœur lourd. Il fallait que je clôture un chapitre de ma souffrance et que je livre ce duel, avec eux et avec moi-même. Sérieux, c’était devenu insupportable à vivre. Il fallait décider une fois pour toutes qui prenait le contrôle de ma vie. 

Finalement j’ai renversé ma destinée ce jour-là. 

J’ai dit voilà. C’est fini. Je n’oublie pas mon histoire, mais je refuse de continuer de vivre dans la peur. J’ai pleuré et j’ai soupiré, puis tourné la tête. Non, en fait non. Ce n’était pas assez bien formulé. Passer toute sa vie à refuser quelque chose c’est trop inconfortable. C’est une lutte épuisante. Il ne fallait plus dire non. Il ne fallait pas choisir ses maux. Il fallait choisir ses mots. Il fallait dire oui.

Je choisis de vivre dans la joie. 

Là c’est mieux. Beaucoup mieux.

La route est tracée.

Zaha Boo

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