Mwiza s’en fout

Chouette. Ce n’est pas tous les jours que le Théâtre National de Kigali envoie des tickets gratuits pour assister à une séance d’improvisation. Mwiza traverse la salle et s’assied.

Tiens tiens. Alan. Curieusement, le coeur de Mwiza ne sursaute pas en le voyant.  Alan est en charmante compagnie mais Mwiza ne bronche pas. On ne va pas dire qu’elle s’en fout, mais c’est à peu près ça.

Mince. Le ticket gratuit qu’elle a reçu est un piège. Le temps de le réaliser avec les passages précédents, qui ont traité des sujets compliqués comme le réchauffement climatique, la purification des eaux rurales la scolarisation des enfants démunis, elle est appelée à son tour pour faire un discours improvisé sur scène.

Mwiza prend juste quelques secondes pour traverser la salle, monte les escaliers et longe la scène.

Bordel, que vais-je dire? 

Hic.

Oui, hic parce qu’elle a bu quelques mojito’s à la réception en attendant que la salle s’ouvre. Elle pense que le barman a un peu forcé sur le rhum.

Re-hic elle est au micro. Spots on her. Elle enlève ses chaussures à talons car elles lui font mal. La voilà, belle comme une étoile mais aussi saoule qu’un polonais, qui s’apprête à dire quelque chose.

Hic, hic, Mwiza éclate de rire. Un rire qui résonne jusque dans les salles connexes. Ça commence bien, et honnêtement c’est gênant.

Puis contre tout attente, elle regarde devant, prend un peu d’assurance, fait un sourire autoritaire, et commence son discours.

«  Mwiza s’en fout.

Oui! Et je vous assure que Mwiza a déjà conjugué le verbe « m’en fous » à tous les temps.

C’est vrai quoi, j’ai vingt-sept ans. Je n’ai pas de travail. Pas de mari. Pas d’enfants. Pas de projet. Pas grave.

Je pourrais au moins faire un effort d’avoir un copain. Un beau rwandais comme il faut, hein. Parce que, dites, on parle souvent de la beauté des femmes rwandaises, mais he-ho, nos hommes ont aussi de la classe.

Mais je m’en fous.

Je m’en bats les…je me retiens. Sinon vous allez appeler ma mère avant que je ne finisse ce que j’ai à vous dire, même si au fond je n’ai rien, mais alors là rien à vous dire. Rien. Pas de blague, pas de prose, pas de poème. Une chanson peut-être ? Vous rêvez.

Et vous savez quoi ? J’en ai rien à quiquer.

Et j’ai personne à éduquer.

Ma vie est une catastrophe. De toute façon, la vôtre,..je veux dire chacun de vous,..séparément, ne l’est pas moins.

Je vais vous révéler une chose sur moi. Non seulement je suis toujours amoureuse de mon ex – suis pas la première à qui ça arrive, ni la dernière,hic-,mais là en le voyant avec une autre femme ça me fait rien. Aucune théorie rationnelle ne peut expliquer ça. Punaise, j’ai attendu ça des années. Le voir avec une autre et que cela ne me fasse rien. Maintenant que j’ai ça, et je m’en fous. C’est moche n’est-ce pas ? Restez concentrés sur ce que j’ai à vous dire mais rappelez-vous : vos vies sont pareilles.

Deuxième point que je voudrais aborder. Le monde va mal. Rien de secret.

Les gens se détestent. Rien de nouveau. Au nom des religions. Des ethnies, des races, des couleurs et de tout ce qu’on imagine pour nous séparer. Alors là, c’est pas une breaking news.

La breaking news c’est que, hum, je m’en fous.

Depuis le temps qu’on les prévient, que l’amour est plus fort que la haine.

Que l’unité fait la force.

On n’a plus que ça à faire.

Trois. Les gens me jugent que je ne fais rien. Que rien ne me va, que je suis stupide.

Cool. Je n’en ferai rien du tout.

Rien à battre.

Ah oui. Quatre. C’est pas logique mais oubliez une seconde ce que j’ai dit sur mon ex. J’ai une nouvelle à vous annoncer. Je suis amoureuses du kiné de ma tante. Un de ces gars très beau mais beaucoup trop politiquement correct. Trop galant pour que je lui soutire un « Good french kiss » en plein jour à Kigali. Je n’ai pas été habitué aux hommes galants qui me courtisent aussi longtemps, mais tout de même. Le kiné bat tous les records. Six sorties au resto et c’est lui qui paye. Mais rien. Allez un bisous quoi. Je vous assure, ce gars-là vient tout droit du No-Kiss Land. Quelqu’un pour lui dire que la torture est punie par la loi ?

Oh, et puis vous savez quoi ? Je m’en fous.

Quatre.  Retour sur mon ex. Mon ex m’a donc inscrit à ce concours stupide. Il pense que je ne saurai jamais que c’est lui l’abruti qui m’a livré sur scène, ici devant vous.

Vous me trouvez comment ? (Mwiza se tourne en titubant, avant de reprendre le micro)

Bon d’accord j’en conviens, je suis méga saoule. Mais imaginez-moi sobre. Je suis jolie non ? Alors dites à ce con d’arrêter de jouer avec mes pieds.

Oh et puis je m’en fous.

Bon j’arrête. Assez. J’imagine que vu l’heure, il reste un passage, qui va vous bassiner avec un truc du genre a+B= c. A la fin des séances je vous attends pour que nous levions notre verre à toutes les causes désespérés de l’humanité. C’est à dire, nous! Toi, toi, toi, toi et moi!

Mwiza abandonne le micro et part, avant de faire demi-tour quelques pas plus loin.

“Oh non  mauvaise nouvelle!”, dit-elle en reprenant le Micro.

” On ne pourra pas trinquer. J’ai déjà bu tous les mojitos. Et y avait pas que de la menthe dedans hahahahah.

Donc, faisons santé sans verre ni boisson.

Pour tous les abrutis de la terre et de l’univers.

Réjouissons-Nous!

Enfin, oui, enfin nous avons à la tête du pays le plus puissant du monde,

Quelqu’un qui est à l’image de sa haine,

De sa misère,

De ses injustices.

Et bordel, qu’est-ce que je m’en fous.

Mais peut-être que je me Trump Trump Trump.

Rien à battre et au revoir.”

Mwiza resta figée un moment, le regard dans le vide.  Elle fit ensuite ce que tout le monde tenta de prendre pour un sourire. Une personne se mit à applaudir, fort, puis une autre, et une autre encore. Toute la salle se mit a applaudir et hurler de joie. Des bravos vinrent de partout. Mwiza fit semblant de les ignorer, traversa la scène pieds nus, descendit les escaliers et tomba nez-à-nez avec Issa le Kiné. Ils se fixèrent longuement, et Mwiza lui lança un “Je m’en fous” avant de faire semblant s’évanouir.  Quand Issa essaya de la retenir, elle lui arracha un baiser et s’enfuit aussitôt. A la guerre, à la guerre.

Plus tard dans la soirée, le Soleil de Kigali se coucha perplexe, et ne ferma point l’oeil, tant il était étonné que des personnes comme Mwiza puissent exister. Comme s’il était jaloux qu’un autre être que lui, puisse avoir l’indécence et la force de toujours de briller, même dans un monde qui visiblement ne tourne plus rond.

Hic!

Zaha Boo

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