Mai 1994, Kigali. Un jour de Mai 1994, j’ai regardé maman et je lui ai demandé : « maman quel mois sommes-nous ? Et c’était Mai 1994. je ne sais plus quelle date exactement, mais c’était vers la fin du mois. De toute façon la vraie date n’a aucune importance, car en réalité dire c’était un jour de haine décrit à peu près tout ce qu’on peut dire de ce jour-là. Mais, maman s’est tenu au calendrier. J’ai calculé et cela faisait à peu près deux mois que le terrible génocide avait commencé. Je me suis dite que c’était quand même long sans trop réflechir sur la fin. Car la fin de tout cela impliquait peut-être ma fin. Allais-je survivre? Je n’en savais rien.
Ce jour de Mai 1994 fut la seule et unique mesure du temps que j’ai gardée de toute cette période sombre.
Je me souviens de rien d’autre ce jour-là à part que j’étais assise sur la barza d’une petite pièce dans laquelle nous dormions dans un orphelinat. Des bruits de pleurs des enfants se mêlaient aux bruits des armes. C’était banal et rassurant de les entendre. Le silence faisait peur.
Maman, mes deux soeurs et moi avions quelques sacs, et un matelas sur lequel nous dormions. La nourriture et l’eau pour nous laver étaient fournis par l’orphelinat où nous nous trouvions.
Tous les jours nous accueillions des enfants miraculés, que les passants déposaient à l’orphelinat. Nous donnions un nouveau nom aux bébés, parce qu’il ne savaient pas dire le nom que leurs parents leur avaient donnés.
Avais-je faim ? Je ne sais plus.
Avais-je soif ? Aucune idée.
Avais-je peur ? Quelle question…j’avais tout le temps peur.
Avais-je des poux dans les cheveux ? Probablement. J’en ai eu mais je ne sais plus quand exactement…Oh les poux, elles m’ont tellement occupée à me gratter que j’ai pu facilement pousser certains jours. Jusqu’à ce qu’on me coupe les cheveux…
Quel age avais-je ? Treize ans. Treize. Quelle ironie.
Ce jour-là, j’aurai dû être à l’école. J’aurai dû être devant une prof trop belle et trop parfumée que le cours m’aurait importé. Une fraîchement mariée m’aurait fort convenue, comme ça j’aurai pu rêver de sa robe de mariée.
J’aurais dû être occupée à apprendre les maths, la géographie, l’histoire. A boire de la bouillie de sorgho chaque jour à quatre heures après l’école, car maman estimait que c’était nourrissant.
Ce jour-là, j’aurais rêvé de l’homme de ma vie sur un nouveau hit, faut pas se leurrer, j’avais treize ans hein, et j’étais une ado normale.
Ce jour-là, au soir, papa serait rentré à la maison, et m’aurait rapporté un nouveau livre, que j’aurais lu avec intérêt, une nouvelle bande dessinée, même un livre de calcul m’aurait convenu, après coup. Ou alors un journal qui parlait de lui. En bien ou en mal. Il était déjà persécuté et menacé, et je le savais. Il faut vite se carapacer quand on est un enfant de politicien. Au lieu de cela papa n’était déjà plus de ce monde. Le génocide l’avait déjà emporté.
Ce jour-là, j’aurais reçu une n-ème lettre d’amour d’un garçon qui m’aurait vu prenant le bus E-5 direction Kicukiro et qui aurait prétendu avoir été foudroyé par la foudre de l’amour, en me voyant. J’ai du mal à m’imaginer sexy dans mon uniforme scolaire, une grosse chemise blanche et une horrible jupe kaki sans forme, enfin bon, soit. Je ne lui aurais pas répondu comme à mon habitude, car on n’écrit pas aux garcons quand on est sérieuse et bonne en maths voyons. Même pas pour dire non,eh. Attention. Plus tard, j’aurais été au courant de la même lettre envoyée par le même garçon à une copine, une semaine plus tôt, avec le même poème, juste le nom adapté,et ça m’aurait fait rire. Toutes ces lettres d’amour auxquelles je n’ai pas répondues…Après la guerre, je me suis toujours demandé si une personne était tombé dessus avec mon journal intime…Jamais je ne voudrais la rencontrer. Je ne veux pas en parler.
Ce jour-là encore, maman serait rentrée de son travail avec ses chaussures qui font toc toc toc toc, avant qu’elle n’apparaisse. La première fois aurait été une fausse alerte, une blague de mauvais goût lancée par ma sœur, qui avec deux grosses pierres à la main, aurait imité le bruit des talons de maman. On l’aurait tous grondé en découvrant la farce. Et à partir de ce moment là, l’idée de voir maman qui rentre nous aurait obsédés. Il faut qu’elle vienne! Il faut qu’elle vienne! Maman aurait enfin fini par apparaître, plus belle encore que le matin au petit déjeuner. Elle serait venue avec quelques fruits qu’on aurait dévorés aussitôt. Après la bouillie. Seigneur. Le soir, à la fin du repas, elle aurait annoncé à mon papa qu’il y avait un dessert. Avant d’apprendre que plus rien ne restait. Oups…ou plutôt Gloups!
Ce jour-là, un ami de mon papa serait sans doute passé plus tard dans la soirée, ils auraient papoté pendant une heure, de politique, d’économie et de leurs enfants. Mon père l’aurait ensuite conseillé de rentrer tôt, sait-on jamais, on ne traine pas trop le soir dans une maison d’un opposant politique. J’aurais attendu qu’il accompagne son ami pour vider son verre de bière en un trait, et lui en aurait resservi de la bouteille qui restait à table. Histoire de ne plus penser à la boullie de sorgho, hein. Papa aurait fait semblant de ne pas le voir évidemment. Maman m’apprendra quelques années plus tard qu’il savait…Ay la wonte.
Ce jour-là, plus tard encore avant de dormir, mon père aurait offert une bière ou une limonade à des militaires Belges de la Minuar, qui assuraient sa sécurité, et aurait papoté avec eux avant d’aller dormir. Le fou rire de mon père plaisantant avec ces jeunes m’aurait rassuré. La nuit durant, nous aurions vu leur ombres passer et repasser à notre fenêtre, et nous nous serions sentis en sécurité. Sans savoir qu’ils nous abandonneraient un jour, au milieu d’une école entourée de milices assoiffés de sang, provoquant l’assassinat de mon père et de 3000 réfugiés tutsi quelques heures seulement après leur abandon.
Au lieu de tout cela, c’était Mai 1994. J’étais assise sur une barza. Et j’ai réalisé que le temps filait. Qu’est ce qui m’a traversé l’esprit de demander à maman quelle date nous étions ? Après tout, quelle information pouvais-je en tirer ? Ma triste destinée n’étaient ni dans mes mains ni entre les siennes. C’est vrai quoi, quelle importance, ça aurait pu être Juin, mais c’était Mai 1994. Et je l’ai retenu. Je ne pouvais que circuler dans un rayon d’à peine 20 mètres autour de moi. Sans amis, sans espoir, sans rêves. Mon papa n’était déjà plus, et nous n’avions pas de nouvelles de mon frère. Mai 1994, en plein milieu du génocide, et le temps n’existait pas, car mon existence n’avait aucun sens, sinon celui d’être destinée à mourir. Tout autour de nous, on tuait encore et encore. Je savais oh combien c’était absurde et injuste. Je le savais. Plus qu’on ne puisse connaître son nom. Et chaque veine de mon sang s’y opposait en silence certes mais de la manière la plus virulente qui soit. Chaque veine de mon sang en était révoltée.
Mai 1994 et nous attendions. La vie? La mort ? Nous ne savions pas. Nous attendions simplement.
Mars 2013, Bruxelles. Un jour de Mars 2013, je demandai à maman, quelle heure est-il maman? Elle me répondit que ce n’était pas le moment d’ouvrir les yeux, que je devais me reposer tant que mes deux bébés de trois jours dormaient encore. C’était un beau jour et je n’avais pas besoin de tuer le temps. Et maman s’offrait le luxe de ne se tenir qu’à l’amour.
J’ai été sauvée. Beaucoup n’ont pas eu cette chance.
Aujourd’hui. Je me souviens avec révolte, confusion, mais aussi avec amour et espoir. Le soleil brille toujours mais pas de la même façon. Pour chaque enfance volée, je choisis une couleur d’espoir. Pour chaque vie volée, je choisis un arc-en-ciel.
Il faut aller de l’avant mais en cet instant précis, et quelques jours qui vont suivre, je vais regarder en arrière et me souvenir.
Zaha Boo